mardi 17 novembre 2009

Le sujet d'invention

Je propose souvent à mes élèves de traiter ce sujet en trois temps, en effectuant trois brouillons différents. Voici une synthèse du cours que je leur dispense.
Cette méthode n'a évidemment pas valeur de vérité absolue. Elle balise le traitement du sujet afin d'éviter le hors-sujet. Elle arrive donc en complément des conseils des professeurs des lycées et surtout, comme toute méthode, demande une appropriation.

I - Brouillon n° 1 : analyse objective du sujet

1) Décomposer le sujet en ses divers groupes de sens et retranscrire ces groupes dans un tableau en séparant ceux qui relèvent du fond et ceux qui relèvent de la forme

2) Dégager l'(es) information(s) contenue(s) dans chaque groupe (les noter toutes, même si elles apparaissent contradictoires ou alternatives)
* pour les éléments du fond, définir les mots-clés à l'aide de synonymes (mise en valeur des différences de sens ; et ainsi, précision du sens du mot ou groupe de mots à définir)
* pour les éléments formels, formuler techniquement ce qui découle de l'élément (en faisant appel aux connaissances de cours)

3) Rattacher les diverses informations à l'aide de flèches figurant le lien cause - conséquence ; cette étape permet parfois d'opérer un choix objectif entre diverses définitions ou différents procédés techniques (restreindre les informations trouvées à celles qui sont effectivement induites par le sujet ) ; ou au contraire de préciser certaines informations


II - Brouillon n° 2 : traitement du sujet

1) Rechercher les idées qui composeront le devoir en veillant à respecter les informations du tableau (et par conséquent le sujet) ; pour les trouver, répondre dans cet ordre aux questions suivantes en cherchant systématiquement à avoir une vision claire de ce dont on parle, autrement dit, à donner le maximum de précisions (les débuts des réponses reprennent parfois une information du tableau) :
* quoi ? - thème traité
* où ? quand ? - cadre spatio-temporel
* qui ? - le narrateur et son statut
- les personnages : nom, âge, fonction, parcours, relations entre eux
* comment ? - pour la narration : recherche d'évènements dans l'ordre chronologique
- pour la description : recherche des éléments de la description
- pour l'argumentation : recherche des arguments, contre arguments et exemples

2) Organiser les idées (établir le plan)
- en veillant à la cohérence du tout et au respect scrupuleux des informations du tableau
- éventuellement en supprimant, ajoutant ou corrigeant certaines idées
- en écrivant obligatoirement les connecteurs (temporels pour la narration, spatiaux pour la description, logiques pour l'argumentation)
Sauf si la forme demandée l'exclut, tout plan doit comprendre introduction développement et conclusion :
- pour la narration : situation initiale, élément perturbateur, péripéties, éventuellement rebondissement(s), élément résolutif et situation finale
- pour la description : point de départ, chemin parcouru par le regard, point d'arrivée
- pour l'argumentation : hypothèse, arguments illustrés, thèse (dans le cas d'un texte non polémique ou non délibératif) ; énonciation des deux thèses opposés, arguments et contre arguments illustrés (en deux parties consécutives s'il s'agit d'un texte sans dialogue, en alternance s'il s'agit d'un dialogue), conclusion

3) Rechercher le lexique approprié
- pour la description : adjectifs, compléments du nom, adverbes
- pour le dialogue : verbes de parole


III - Brouillon n° 3 : rédaction du sujet

1) Veiller à respecter les éléments dégagés dans les deux premières étapes

2) Veiller à respecter les qualités essentielles du style :
- la clarté
- la personnalité
- l'adaptation du style à la pensée
- le naturel
- l'harmonie

3) Garder du temps pour la relecture afin de corriger les fautes d'orthographe et de grammaire

Sujet de philosophie : Le souci de soi a-t-il une signification morale ?

Le souci de soi apparaît communément comme une forme non avouée de l’égoïsme, un repli sur son individualité vécue intimement, par opposition au monde intersubjectif et au rapport à autrui. A l’inverse, la morale incarne le mode d’action communautaire, l’engagement civil et normé avec autrui. Dans cette optique, la signification pour la morale du souci de soi, c’est ce qui n’est justement pas la morale, et ce, par différence d’objet. Il semble même que l’effacement de soi constitue une clé de la morale : on est d’autant plus moral que l’on fait don de soi, et non que l’on se soucie de soi. N’y aurait-il pourtant pas ici un abus qui risquerait de verser dans l’excès inverse ? A soutenir que le souci de soi est, sinon immoral, du moins amoral, ne tiendrait-on pas à magnifier hypocritement la morale en en faisant le mode de l’oubli de soi au profit du souci de l’autre ? Car il y a à gagner, pour un « honnête homme », à faire croire qu’il ne pense pas à lui mais toujours au bien d’autrui… Autrement dit, n’y a-t-il pas dans la condamnation du souci de soi par le sens commun moral une hypocrisie, et ne le condamnerait-on pas pour s’en prémunir ?

Partons de la morale déontologique kantienne, puisque cette dernière tente de poser la base de la morale en tant que principe universel, c’est-à-dire d’une norme qui, par définition, récuse toute singularité et donc toute approche eudémonique qui voudrait que la finalité de la morale soit le bonheur, entendu comme un état éprouvé individuellement. Pour ce faire, il distingue et oppose, dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, les actions conformes au devoir et celles effectuées par devoir. Les premières, bien que conformes au devoir, ne peuvent être considérées comme véritablement morales en ce sens que leur conformité à la morale est pur hasard, contingence. En réalité, leurs fondements sont les inclinations de l’homme, autrement dit ses tendances sensibles et, quand bien même elles apparaissent morales vues de l’extérieur, ce qui les sous-tend est un principe égoïste. Que les conditions changent, et l’action peut ne pas avoir lieu ou pire, devenir immorale. En revanche, les secondes trouvent leur principe dans la bonne volonté, c’est-à-dire dans une intention pure, détachée de toute expérience sensible. Cette bonne volonté impose l’acte moral qui apparaît de fait comme nécessité. Ainsi, la moralité d’une action relève-t-elle non de l’action elle-même, encore moins de son résultat, mais de ses modalités de réalisation.
Qu’en est-il du souci de soi dans une telle conception ? D’une part, si l’action commandée par des motifs d’intérêts personnels est conforme au devoir, tout au mieux pourra-t-on dire que le souci de soi est en dehors du champ de la morale. D’autre part, si cette même action n’est pas conforme au devoir, elle devient contraire à la morale. En tout état de cause, il apparaît que le souci de soi appartient à la sphère du non moral, c’est-à-dire qu’il est caractérisé négativement par rapport à la morale positive. En d’autres termes, le souci de soi est le pendant négatif du souci de l’autre, ce qu’indique Kant lorsqu’il affirme que celui qui, bien qu’il soit dans un chagrin tel qu’il l’empêche d’éprouver de la compassion pour autrui, fait, par devoir, un effort d’abnégation, d’oubli de soi, pour alléger le malheur d’autrui, effectue un véritable acte moral. Dès lors, le souci de soi acquiert une signification morale : il devient l’écueil à éviter, le point à supprimer, la morale étant non pas un rapport de soi à soi, mais bien un rapport à l’autre, et en ce sens un souci de l’autre.
Ceci étant dit, comment est-il possible que le souci de soi, entendu comme ce qui confère à l’action sa position par rapport à la moralité, puisse-t-il être aussi bien amoral, c’est-à-dire détaché de la morale, qu’immoral, c’est-à-dire entretenir avec la moralité un lien d’opposition ? Ce double statut paradoxal n’est envisageable que si le souci de soi et le souci de l’autre sont tous deux objectivés, plaçant ainsi le rapport de soi à soi et celui de soi à l’autre en opposition. Or, il existe un terme commun entre ces deux rapports, et ce rapport est soi, c’est-à-dire le sujet par lequel le rapport à l’autre, et partant l’acte moral, est possible. Il apparaît alors que la position kantienne confère au souci de soi la signification morale du point dont il faut se démettre parce qu’elle l’envisage de l’extérieur. N’y a-t-il pas oubli de l’incarnation morale dans cette théorie en ce sens que c’est bien moi qui suis à l’origine de la morale, sa source, en tant que celle-ci se base sur l’entendement et plus exactement la connaissance des principes moraux, et sur l’application de ces principes ? Vu de cette manière, à savoir de l’intérieur, l’injonction morale passe par un biais inattendu, celui d’un certain rapport avec moi-même, et le champ moral implique tout à la fois un rapport avec soi-même et avec l’autre.

Dès lors, surgit l’interrogation suivante : de quelle manière souci de soi et souci de l’autre sont-ils liés ? Si l’on accepte la théorie que Sartre développe dans L’existentialisme est un humanisme selon laquelle « l’homme n’est rien d’autre que son projet, […] il n’est donc rien d’autre que l’ensemble de ses actes », c’est-à-dire la double idée que l’essence est une construction en perpétuel devenir d’une part, et que l’homme est irréductiblement ce qu’il fait d’autre part, on comprend alors que l’homme est responsable de lui-même et de chacune de ses actions du fait de sa liberté. En d’autres termes, derrière chaque acte, il y a un choix, et donc une responsabilité. Ceci dit, cet engagement n’est pas purement individuel. « En effet, il n’est pas un de nos actes qui, en créant l’homme que nous voulons être, ne crée en même temps une image de l’homme tel que nous estimons qu’il doit être. » En conséquence, le souci de soi implique le souci de l’autre dans un rapport d’égalité mathématique, mieux, dans un rapport de causalité dont la conséquence serait simultanée à la cause : je me crée en choisissant librement tel acte plutôt que tel autre, et donc, dans le même temps, je crée l’homme. Par ailleurs, remarquons que dans cette conception, le souci de soi n’apparaît plus comme un sentiment ou une inclination à la base d’une action comme c’est le cas chez Kant, mais comme acte.
Il semble alors qu’il faut considérer le souci de soi comme le fondement même de la morale. En quel sens peut-on lui accorder cette signification ? C’est dans l’enseignement socratique que nous trouvons la réponse à cette question. En effet, la devise socratique « Connais-toi toi-même » propose à l’homme de s’étudier dans sa finitude et de poser ainsi ses limites. D’autre part, comme l’indique Edouard Duruelle dans Métamorphoses du sujet : l’éthique philosophique de Socrate à Foucault, cette idée trouve une autre formulation dans le « Soucie-toi de toi-même ». Mais qu’on ne s’y méprenne guère : ni l’une ni l’autre de ces formules ne sont un appel à l’égoïsme ou au repli sur soi. L’ensemble de l’Apologie de Socrate énonce clairement que le souci de soi est indissociable du souci politique de la Cité. Dès lors, le soin de soi-même est l’acte de réflexion par lequel le sujet s’examine dans le but de s’améliorer et de devenir moralement meilleur. Et ce mouvement de réflexion trouve son accomplissement dans un mouvement de projection en dehors de soi, vers l’autre, la Cité, le monde, dans un souci de l’intérêt de l’autre et plus globalement de l’intérêt général.
Mais n’y a-t-il pas là un risque de tomber hors de la morale pour demeurer dans l’éthique ? En effet, de par sa dimension descriptive et analytique des mœurs, l’éthique s’attache à trouver la causalité finale de ces dernières de manière à la réaliser au mieux. Dans le cas de la conception socratique, il s’agit de s’améliorer individuellement dans le but d’être un bon citoyen. Une telle conception prend place dans un système téléologique dont on pourrait dire que le but final est, grosso modo, l’avènement du bien comme accomplissement des mœurs. Or, la morale est quant à elle déontologique et normative : elle cherche un idéal régulateur, celui du moralement bon – et non celui du pratiquement ou pragmatiquement bien – qui doit être la visée de toute action. Que les conceptions éthiques, traditionnellement rattachées au matérialisme, aient donné naissance à l’utilitarisme par exemple, est une preuve flagrante du glissement possible hors du champ de la morale de systèmes sous-tendus par une conception basée sur l’idée d’une finalité. Comment, dans ces conditions, réhabiliter une signification morale au souci de soi ?

Foucault nous propose une réponse dans L’usage des plaisirs, deuxième tome de l’Histoire de la sexualité : « Une action, pour être dite morale, ne doit pas se réduire à un acte ou à une série d’actes conformes à une règle, une loi ou une valeur. Toute action morale, c’est vrai, comporte un rapport au réel où elle s’effectue et un rapport au code auquel elle se réfère ; mais elle implique aussi un certain rapport à soi ; celui-ci n’est pas simplement conscience de soi, mais constitution de soi comme sujet moral, dans laquelle l’individu circonscrit la part de lui-même qui constitue l’objet de cette pratique morale, définit sa position par rapport au précepte qu’il suit, se fixe un certain mode d’être qui vaudra comme accomplissement moral ; et, pour ce faire, il agit sur lui-même, entreprend de se connaître, se contrôle, s’éprouve, se perfectionne, se transforme. » A partir de la reprise de l’idée kantienne selon laquelle la moralité d’une action n’est pas déterminée par l’action elle-même et de la conception socratique qui introduit le rapport à soi comme fondement de la morale, Foucault effectue un dépassement dialectique de l’opposition morale / éthique par l’introduction du concept de sujet moral. Que faut-il entendre par là ?
En réalité, l’intérêt de ce point de vue ne réside pas dans la notion de sujet moral à proprement parler, mais dans l’idée que celui-ci se constitue. Ce faisant, Foucault dépasse la conception socratique du « Connais-toi toi-même » dans laquelle la prise de conscience de soi, de ses limites, et partant la transformation et l’amélioration morale du sujet procèdent à partir d’un matériel préexistant déjà formé qu’il s’agit de remodeler, certes en l’épurant ou en lui ajoutant des éléments nouveaux, pour considérer que la moralité du sujet et son amélioration sont respectivement une instance et une activité en perpétuel devenir. Le résultat est certes le même dans les deux cas, c’est-à-dire la transformation du sujet en vue de son amélioration morale ; mais le chemin qui permet d’y arriver est notablement différent puisque chez Foucault, le matériel de départ est pour ainsi dire vierge, et qu’il s’agit de construire au fur et à mesure la moralité du sujet et non plus, comme chez Socrate, de modifier l’être. Rejoignant ainsi la conception sartrienne d’une essence en perpétuelle formation, nous pouvons dès lors conclure que c’est dans l’épreuve de soi que se forme et que peut se former le sujet moral.
Explicitons davantage la position de Foucault, et plus particulièrement la fin de la citation. C’est au terme d’un combat avec soi-même, c’est-à-dire par l’adoption d’une attitude polémique avec soi-même, que l’on peut agir comme un être rationnel. Ainsi, prendre soin de soi consiste non seulement à prendre la mesure de ce dont on est capable, mais aussi à discriminer et à sélectionner, bref, à contrôler les représentations afin d’en faire un usage approprié. De fait, la synthèse opérée par Foucault s’effectue-t-elle en réfutant non seulement la conception kantienne d’une moralité comme extérieure au sujet singulier, mais également le fondement de la morale dans la raison pure en tant qu’impératif catégorique. Au contraire, la morale trouve son fondement dans le souci de soi en tant qu’expérience de problématisation de soi vécue de soi à soi. Et partant, la frontière entre éthique et morale s’estompe et il apparaît que c’est par l’éthique que le sujet accède à la morale.

Au total, il semble qu’il faille prendre en compte les rapports de la morale et du souci de soi au sérieux, et non pas comme un simple rejet univoque dans un sens ou dans l’autre. Si en effet le souci de soi implique une attention à soi, il ne s’ensuit pas que celle-ci relève de l’égoïsme, comme un jugement moral hâtif pourrait nous le laisser croire. Au contraire, il y a dans cette notion l’idée d’une attention à soi qui contredit précisément une position trop prompte à la rejeter au nom d’impératifs prétendument moraux : en place d’être le rebut de la saine morale, il tend à être lucidité qui permet de débrouiller les intrigues illusoires pour revenir à une immédiateté morale plus franche et sincère, que la sagesse des nations résume dans la maxime « Charité bien ordonnée commence par soi-même ». Le souci de soi est donc acte de transformation du sujet, mieux, sa constitution en tant que sujet moral, ce qui permet justement la morale appréhendée tant du point de vue déontologique – l’intention est l’amélioration morale – que téléologique, le résultat étant l’action morale du sujet dans son rapport à autrui et au monde.

Analyse du Coq (Constantin Brancusi)



Constantin Brancusi, sculpteur du XXème siècle, est un des symboles du renouveau de la sculpture. C’est en 1935 qu’il crée Le Coq, un bronze poli de 103 x 11,5 x 28,5 de dimensions. En nous basant sur la nature des matériaux utilisés, nous partirons de l’idée que cette œuvre se décompose en trois parties, que nous numéroterons de bas en haut tout au long du devoir. La première, en bois, représente deux escaliers de trois marches basculés d’environ 45° par rapport au placement usuel d’un escalier, symétriques par rapport à la verticale qui passe par le centre de la partie. Ces escaliers sont compris entre deux pavés dont le supérieur recouvre l’aire occupée par les escaliers et le pavé intérieur. La deuxième partie, en pierre, est une reprise en réduction géométrique de la première, sans les pavés. La troisième, en bronze poli, est composée d’un pied et d’un corps triangulaire dont l’un des côtés reprend le système de l’escalier. Chaque partie est posée sur et au centre de la partie précédente. Par ailleurs, en considérant l’ensemble, il y a un affinement en longueur, de bas en haut, d’une partie à l’autre.

A première vue… Oui, mais précisément, que voit-on à première vue si on considère l’œuvre exposée – et non une image d’elle – et en mettant de côté les perceptions individuelles de tout un chacun ? Le premier contact du spectateur est à distance et il semble que l’œil est d’abord attiré par l’ensemble des parties 2 et 3 et ce pour deux raisons. Primo, l’œil embrasse ce qui est directement dans son champ de vision et, compte tenu des dimensions de l’œuvre, le visage du spectateur est face aux parties 2 et 3. Secundo, parce que d’un point de vue des couleurs, l’œuvre est structurée en deux : un bas sombre et un haut clair. Après ce premier regard, l’œil se dirige vers la partie 3 : celle-ci est plus lumineuse que la partie 2 du fait de la nature du bronze, plus apte à réfléchir la lumière que la pierre. Si le spectateur s’approche, nul doute qu’il cherchera à examiner les détails de cette dernière partie ; et s’il est curieux, ceux de la deuxième et de la première. Notons que pour découvrir l’escalier en bois, son regard est obligé de contourner le pavé supérieur (peut-être est-il même obligé, selon sa distance à l’œuvre, de pencher la tête, le buste, etc.). Enfin, si le spectateur regarde à nouveau l’œuvre à distance, il peut alors apprécier l’ensemble, voir l’affinement, et serait amené à regarder de bas en haut pour suivre ce rétrécissement à l’infini.
Cette première interrogation met à jour une des problématiques soulevées par Le Coq, l’inscrivant résolument dans la modernité : celle des limites. En effet, bien qu’on délimite par convention Le coq à la partie 3, le spectateur est en droit de se demander : où l’œuvre commence-t-elle ? Cette question des limites, très présente dans l’œuvre de Brancusi, est traitée de manière particulière via la question toujours contemporaine du socle. Ainsi, nous ne savons pas si la partie 1 est le socle de l’ensemble composé des parties 2 et 3, ou si la partie 2 est elle-même le socle de la partie 3, de sorte que la partie 1 est le socle du socle de l’œuvre. En partant de ce principe de socles multiples, on peut même concevoir que le pavé inférieur de la partie 1 est le socle de l’escalier, ou du reste de la partie 1, ou du reste de l’œuvre, etc. Ainsi, la problématique des limites de l’œuvre n’interroge pas seulement sur l’emplacement de l’œuvre, mais aussi sur sa structure.
Si nous postulons que l’œuvre est une, force est de constater que Le coq présente une structure tout à la fois unitaire et morcelée. Il apparaît alors que l’artiste se penche aussi sur la question de la continuité et de la discontinuité. En effet, contrairement à L’oiseau dans l’espace où le volatile s’étire en une seule courbe, Le coq est scindé en trois par les matériaux et par les volumes qu’ils occupent, et en deux par le pavé supérieur de la première partie du fait de sa grosseur (ses longueur et largeur sont les plus grandes de l’œuvre) et de sa place centrale dans l’ensemble. Cependant, cette discontinuité est dépassée par la reprise systématique dans les trois parties du motif de l’escalier à trois marches, par l’affinement partie par partie, et par la disposition des parties les unes par rapport aux autres. Cette continuité est donc d’ordre vertical et permet de voir l’un des thèmes présents dans l’œuvre : l’élévation.

Pour Brancusi, « ce n’est pas la forme extérieure qui est réelle mais l’essence des choses ». Selon lui, il n’est donc pas besoin de sculpter un coq de manière figurative pour donner à voir un coq. Le Coq de Brancusi possède trois caractéristiques essentielles de nature différentes. La première est un concept, il s’agit de l’élévation. La deuxième est spatiale : le coq est déterminé par un contour précis, un triangle sur pied. La dernière caractéristique est concrète : c’est la plume que représente la partie 3. Ce faisant, Brancusi nous livre le moyen de voir l’essence des choses. Il procède soit par métonymie, soit par synecdoque. En effet, l’élévation et le triangle sur pied sont deux idées qui présentent nécessairement un caractère de contigüité avec le coq – en ce sens, il y a métonymie –, tout comme la plume présente avec cet animal un lien d’inclusion – c’en est donc une synecdoque. Le coq est donc la concomitance de ces trois caractéristiques.
Au-delà de ces caractéristiques visibles, nous remarquons que Brancusi caractérise le coq par une idée, celle de supériorité. En effet, si nous considérons à nouveau que Le Coq est la seule partie supérieure, nous nous rendons compte que l’idée de supériorité est véhiculée à différents niveaux. Tout d’abord, Le Coq est placé au sommet de l’œuvre. Ensuite, on note que les différents matériaux utilisés de bas en haut vont, selon la tradition, du moins noble au plus noble. Par ailleurs, le bronze poli se distingue par sa disposition spatiale (l’orientation de ses marches n’est pas dans le même plan que celles des deux premières parties) et par son aspect droit et tranchant qui lui confère l’idée de force. Enfin, il y a une supériorité numérale dans la troisième partie : après les trois marches qui rappellent celles des parties 1 et 2, une nouvelle marche commence et s’élève.
Le choix du coq comme sujet n’est pas anodin. Si on pose l’hypothèse que l’artiste s’assimile au coq, il ressort que Le Coq peut être compris comme une œuvre où Brancusi livre le rapport qu’entretiennent l’artiste et le monde. Ainsi, il suggère que l’artiste est précieux – par la noblesse du bronze poli – et fort – le bronze est résistant, contrairement à la pierre friable et au bois qui se décompose. De cette manière, nous pouvons interpréter la partie 2 comme représentant les intellectuels : leur couleur est similaire à celle de l’artiste (elle est claire), mais moins lumineuse. Leur nature est moins résistante, et en ce sens il sont liés au commun des mortels représentés par la partie 1. Cette idée est d’ailleurs corroborée par le fait que les parties 1 et 2 sont dans le prolongement l’une de l’autre et que leur motif est le même. Notons enfin que cette hypothèse de lecture est soutenue non seulement sur le plan qualitatif (par la nature et les propriétés des matériaux), mais aussi sur le plan quantitatif, par l’affinement partie par partie. En effet, le nombre des intellectuels est bien moindre que celui de l’ensemble, et le nombre des artistes, moins élevé que celui des intellectuels pris dans leur ensemble.

Le Coq, en interrogeant la question des limites, de la structure et de la continuité, pose un regard nouveau sur les questionnements de la sculpture de l’entre deux-guerres. La modernité de l’œuvre est toujours d’actualité, tant sur le plan formel qu’au niveau de sa signification. S’il nous est apparu que Brancusi livre l’essence du coq et le moyen d’y parvenir, la symbolique de l’œuvre demeure une question aux réponses infinies.

Bac blanc de français

OBJET D’ETUDE : LE THEATRE : TEXTE ET REPRESENTATION


CORPUS

Texte A : Molière, Le Bourgeois Gentilhomme, Acte II, scène 4, 1670
Texte B : Feydeau, On purge bébé, 1910
Texte C : Ionesco, La Leçon, 1951


Le candidat lira le corpus, traitera la question, puis choisira l’un des trois travaux d’écriture. Toutes les réponses devront être organisées.

Durée de l’épreuve : 4 heures

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TEXTE A


Monsieur Jourdain est un bourgeois enrichi qui rêve d’imiter la noblesse de la cour du roi. Il prend toutes sortes de leçons.

MAITRE DE PHILOSOPHIE. - Que voulez-vous donc que je vous apprenne ?
MONSIEUR JOURDAIN. - Apprenez-moi l’orthographe.
MAITRE DE PHILOSOPHIE. - Très volontiers.
MONSIEUR JOURDAIN. - Après, vous m’apprendrez l’almanach, pour savoir quand il y a de la lune et quand il n’y en a point.
MAITRE DE PHILOSOPHIE. - Soit. Pour bien suivre votre pensée et traiter cette matière en philosophe, il faut commencer selon l’ordre des choses, par une exacte connaissance de la nature des lettres, et de la différente manière de les prononcer toutes. Et là-dessus j’ai à vous dire que les lettres sont divisées en voyelles, ainsi dites voyelles parce qu’elles expriment les voix ; et en consonnes, ainsi appelées consonnes parce qu’elles sonnent avec les voyelles, et ne font que marquer les différentes articulations des voix. Il y a cinq voyelles ou voix : A, E, I, O, U.
MONSIEUR JOURDAIN. – J’entends tout cela.
MAITRE DE PHILOSOPHIE. - La voix A se forme en ouvrant fort la bouche : A.
MONSIEUR JOURDAIN. - A, A. Oui.
MAITRE DE PHILOSOPHIE. - La voix E se forme en rapprochant la mâchoire d’en bas de celle d’en haut : A, E.
MONSIEUR JOURDAIN. - A, E, A, E. Ma foi ! oui. Ah ! que cela est beau !
MAITRE DE PHILOSOPHIE. - Et la voix I en rapprochant encore davantage les mâchoires l’une de l’autre, et écartant les deux coins de la bouche vers les oreilles : A, E, I.
MONSIEUR JOURDAIN. - A, E, I, I, I, I. Cela est vrai. Vive la science!
MAITRE DE PHILOSOPHIE. - La voix O se forme en rouvrant les mâchoires, et rapprochant les lèvres par les deux coins, le haut et le bas : O.
MONSIEUR JOURDAIN. - O, O. Il n’y a rien de plus juste. A, E, I, O, I, O. Cela est admirable! I, O, I, O.
MAITRE DE PHILOSOPHIE. – L’ouverture de la bouche fait justement comme un petit rond qui représente un O.
MONSIEUR JOURDAIN. - O, O, O. Vous avez raison. O. Ah ! la belle chose, que de savoir quelque chose!
MAITRE DE PHILOSOPHIE. - La voix U se forme en rapprochant les dents sans les joindre entièrement, et allongeant les deux lèvres en dehors, les approchant aussi l’une de l’autre sans les joindre tout à fait : U.
MONSIEUR JOURDAIN. - U, U. Il n’y a rien de plus véritable : U.
MAITRE DE PHILOSOPHIE. - Vos deux lèvres s’allongent comme si vous faisiez la moue : d’où vient que si vous la voulez faire à quelqu’un, et vous moquer de lui, vous ne sauriez lui dire que : U.
MONSIEUR JOURDAIN. - U, U. Cela est vrai. Ah ! que n’ai-je étudié plus tôt, pour savoir tout cela?
MAITRE DE PHILOSOPHIE. - Demain, nous verrons les autres lettres, qui sont les consonnes.


Molière, Le Bourgeois Gentilhomme, Acte II, scène 4 [extrait], 1670

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TEXTE B


Rose est femme de ménage chez les Fallavoine.

FOLLAVOINE. - Au fait, dites donc, vous... !
ROSE. - Monsieur ?
FOLLAVOINE. - Par hasard, les... les Hébrides ... ?
ROSE, qui ne comprend pas. - Comment ?
FOLLAVOINE. - Les Hébrides ? ... Vous ne savez pas où c’est ?
ROSE, ahurie. - Les Hébrides ?
FOLLAVOINE. - Oui.
ROSE. - Ah ! non! ... non! ... (Comme pour se justifier.) C’est pas moi qui range ici ! ... C’est Madame.
FOLLAVOINE, se redressant en fermant son dictionnaire sur son index de façon à ne pas perdre la page. - Quoi ! quoi, « qui range » ! Les Hébrides ! ... des îles ! bougre d’ignare ! ... de la terre entourée d'eau... vous ne savez pas ce que c’est ?
ROSE, ouvrant de grands yeux. - De la terre entourée d’eau ?
FOLLAVOINE. - Oui ! de la terre entourée d’eau, comment ça s’appelle ?
ROSE. - De la boue ?
FOLLAVOINE, haussant les épaules. - Mais non, pas de la boue ! C’est de la boue quand il n’y a pas beaucoup de terre et pas beaucoup d’eau ; mais quand il y a beaucoup de terre et beaucoup d’eau, ça s’appelle des îles !
ROSE, abrutie. - Ah ?
FOLLAVOINE. - Eh ! bien, les Hébrides, c’est ça ! c’est des îles ! par conséquent, c’est pas dans l’appartement.
ROSE, voulant avoir compris. - Ah ! oui ! ... c’est dehors !
FOLLAVOINE, haussant les épaules. - Naturellement ! ... c’est dehors !
ROSE. - Ah ! ben, non ! non, je les ai pas vues.
FOLLAVOINE, quittant son bureau et poussant familièrement Rose vers la porte. - Oui, bon, merci, ça va bien !
ROSE, comme pour se justifier. - Y a pas longtemps que je suis à Paris, n’est-ce pas ?
FOLLAVOINE. - Oui ! ... oui, oui !
ROSE. - Et je sors si peu !
FOLLAVOINE. - Oui ! ça va bien! Allez ! ... Allez retrouver Madame.
ROSE. - Oui, Monsieur ! (Elle sort.)
FALLAVOINE. - Elle ne sait rien, cette fille ! rien ! qu’est-ce qu’on lui a appris à l’école? « C’est pas elle qui a rangé les Hébrides » ! Je te crois, parbleu! (Se replongeant dans son dictionnaire.) « Z’Hébrides... Z’Hébrides... » C’est extraordinaire ! je trouve zèbre, zébré, zébrure, zébu! ... Mais les Z’Hébrides, pas plus que dans mon œil ! Si ça y était, ce serait entre zébré et zébrure. On ne trouve rien dans ce dictionnaire !


Georges Feydeau, On purge bébé, 1910

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TEXTE C


L’auteur met en scène un professeur qui tente d’enseigner son savoir à une jeune élève. Très patient et doux au début, il perd peu à peu son calme.

LE PROFESSEUR. - Toute langue, Mademoiselle, sachez-le, souvenez-vous-en jusqu’à l'heure de votre mort…
L’ELEVE. - Oh ! oui, Monsieur, jusqu’à l’heure de ma mort... Oui, Monsieur...
LE PROFESSEUR. - ... et ceci est encore un principe fondamental, toute langue n’est en somme qu’un langage, ce qui implique nécessairement qu’elle se compose de sons, ou...
L’ELEVE. - Phonèmes...
LE PROFESSEUR. - J’allais vous le dire. N’étalez donc pas votre savoir. Ecoutez, plutôt.
L’ELEVE. - Bien, Monsieur. Oui, Monsieur.
LE PROFESSEUR. - Les sons, Mademoiselle, doivent être saisis au vol par les ailes pour qu’ils ne tombent pas dans les oreilles des sourds. Par conséquent, lorsque vous vous décidez d’articuler, il est recommandé, dans la mesure du possible, de lever très haut le cou et le menton, de vous élever sur la pointe des pieds, tenez, ainsi, vous voyez...
L’ELEVE. - Oui, Monsieur.
LE PROFESSEUR. - Taisez-vous. Restez assise, n’interrompez pas... Et d’émettre les sons très haut et de toute la force de vos poumons associée à celle de vos cordes vocales. Comme ceci, regardez : « Papillon », « Euréka », « Trafalgar », « Papi, Papa ». De cette façon, les sons remplis d’un air chaud plus léger que l’air environnant voltigeront, voltigeront sans plus risquer de tomber dans les oreilles des sourds qui sont les véritables gouffres, les tombeaux des sonorités. Si vous émettez plusieurs sons à une vitesse accélérée, ceux-ci s’agripperont les uns aux autres automatiquement, constituant ainsi des syllabes, des mots, à la rigueur des phrases, c’est-à-dire des groupements plus ou moins importants, des assemblages purement irrationnels de sons, dénués de tout sens, mais justement pour cela capables de se maintenir sans danger à une altitude élevée dans les airs. Seuls, tombent les mots chargés de signification, alourdis par leur sens, qui finissent toujours par succomber, s’écrouler...
L’ELEVE. - ... dans les oreilles des sourds.
LE PROFESSEUR. – C’est ça, mais n’interrompez pas... et dans la pire confusion... Ou par crever comme des ballons. Ainsi donc, Mademoiselle... (L’élève a soudain l’air de souffrir.) Qu’avez-vous donc ?
L’ELEVE. - J’ai mal aux dents, Monsieur.
LE PROFESSEUR. - Ça n’a pas d’importance. Nous n’allons pas nous arrêter pour si peu de chose. Continuons...
L’ELEVE, qui aura l’air de souffrir de plus en plus. Oui, Monsieur.
LE PROFESSEUR. - J’attire au passage votre attention sur les consonnes qui changent de nature en liaisons. Les f deviennent en ce cas des v, les d des t, les g des k et vice-versa, comme dans les exemples que je vous signale : « trois heures, les enfants, le coq au vin, l’âge nouveau, voici la nuit ».
L’ELEVE. - J’ai mal aux dents.
LE PROFESSEUR. - Continuons.
L’ELEVE. - Oui.


Ionesco, La Leçon, 1951

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I. VOUS REPONDREZ D’ABORD A LA QUESTION SUIVANTE (4 points)

Ces trois textes sont-ils comiques ? Vous justifierez votre réponse en vous appuyant sur des éléments précis.




II. VOUS TRAITEREZ ENSUITE L’UN DE CES SUJETS (16 points)


1. COMMENTAIRE

Vous commenterez l’extrait de La Leçon d’Eugène Ionesco.

2. DISSERTATION

Les aspects comiques d’une pièce de théâtre (texte et représentation) ne servent-ils qu’à faire rire ? Vous vous appuierez pour répondre à cette question sur les textes du corpus ainsi que sur les pièces que vous aurez lues ou dont vous aurez vu une représentation.

3. ECRITURE D'INVENTION

Vous écrirez un dialogue de comédie dans lequel un Monsieur Jourdain contemporain se vante devant un ami d’un savoir récemment acquis. Vous pourrez utiliser certains procédés comiques présents dans les textes du corpus. Vous veillerez à employer un niveau de langue approprié aux personnages et à la situation.

Première partie d'un commentaire du chapitre 6 d'Alice au pays des merveilles (Lewis Carroll)


D’emblée, nous remarquons que cet extrait est essentiellement composé du dialogue entre Alice et le Chat. Ainsi, le texte emprunte au genre théâtral et nous quittons dès lors le strict cadre de la narration. Cela étant dit, nous observons que les incises – qui jouent par conséquent la fonction de didascalies – indiquent qu’Alice et le Chat occupent des places tout à fait différentes. En effet, il y a clairement une hiérarchie entre les deux personnages : le Chat, « assis sur une branche d’arbre » (l. 1-2), est en situation plus élevée que l’héroïne. On peut alors conjecturer que le Chat est en position de maître et Alice en position de disciple. Cette idée est confirmée par leurs discours respectifs : là où le Chat emploie des formules catégoriques, telle la tournure infinitive « Impossible de faire autrement » (l. 24), Alice utilise, afin d’être polie, un présent du conditionnel à valeur d’atténuation (« Voudriez-vous me dire », l. 10). En outre, l’enchaînement des répliques est une succession de questions-réponses qui reprennent la maïeutique socratique. Ce rapport contribue à caractériser davantage la relation dans la voie du maître/disciple. Néanmoins, il faut noter ici l’échec du guide. L’exemple le plus probant est le syllogisme du chat (l. 32-34) construit sur une hypothèse (l. 30) acceptée par Alice (l. 31). Mais cette dernière finit par réfuter la conclusion du Chat, en faisant appel à ses connaissances sensitives et non à sa raison (l. 35). En conséquence, le dialogue dans cet extrait apparaît comme une mise en scène de l’oralité dans le conte, et plus précisément de l’apprentissage de la communication.

Au-delà de sa dimension didactique, cet extrait se révèle satirique. En effet, il comporte une critique de l’écart qui existe entre les mondes enfant et adulte, entre autres par la condamnation d’une société (la société victorienne) qui livre les petites filles modèles à une relation trompeuse avec l’adulte. En l’occurrence, à une relation de respect dont le fondement serait la crainte : « il avait des griffes extrêmement longues et un très grand nombre de dents, c’est pourquoi elle sentit qu’elle devait le traiter avec respect » (l. 4-5). Dans ce relevé, le connecteur « c’est pourquoi » établit un lien de cause à conséquence entre la crainte et le respect. La crainte transparaît au moyen d’éléments dont le Chat se sert comme arme : il est donc présenté comme potentiellement dangereux, et ce danger est renforcé par l’emploi des modalisateurs « extrêmement » et « très ». La fillette respecte le Chat parce qu’elle a peur de lui et non par principe. Aux côtés de cette première critique, apparaît une satire de la légèreté de l’enfant et de son indifférence à la connaissance. Cette critique était par ailleurs déjà perceptible dans le refus de se laisser conduire au raisonnement dont avait fait preuve Alice.

Enfin, alors que le Chat l’invite à l’éveil de l’esprit, Alice se focalise sur le paraître. On en veut pour preuve les verbes présents à la fin de l’extrait et renvoyant aux sens : « apparaître », « disparaître » et « voir ». Ainsi, les différentes critiques nous permettent d’entrevoir les enseignements moraux défendus ici : l’exhortation à la confrontation à l’autre, en particulier entre enfant et adulte, l’invitation à la réflexion et l’éloge de l’être.
Enfin, nous notons la prépondérance de l’absurde tout au long de l’extrait. En premier lieu, nous constatons que la description du Chat comporte des aberrations, par exemple au moment de sa disparition finale où il n’y a aucun lien nécessaire entre ce qui disparaît en premier et ce qui reste au final : alors que la « queue » est un organe, le « sourire » est une position particulière de la bouche ou de la gueule. L’absurde est en outre mis en relief dans le décalage qui existe entre l’application du savoir théorique d’Alice et la réalité. En fait, l’héroïne croit que la politesse est la clé qui lui permettra d’amadouer son interlocuteur : ses formules de politesse et le vouvoiement qu’elle emploie sont ici la marque d’une tentative d’extirper au Chat des réponses à ses questions... Ce que le Chat fait au demeurant, mais dans une logique autre que celle de l’héroïne ! Par ailleurs, nous remarquons que les différentes apparitions et disparitions du Chat sont à proprement parler incroyables, et que leur acceptation par Alice comme quelque chose de normal, et ce à plusieurs reprises (l. 41 et suivantes), est insensée. Enfin, le jeu sur le langage instaure une perte de sens, que ce soit dans le syllogisme malmené ou dans le détournement d’expressions populaires. Tous ces éléments démontrent l’importance de l’absurde, ce dernier reflétant une satire de la folie et de la société humaines. Ajoutée aux critiques précédentes, l’ensemble de ces satires invite le lecteur à réfléchir sur l’enseignement moral du conte.

Première partie d'un commentaire du chapitre 1 d'Alice au pays des merveilles (Lewis Carroll)

D’emblée, nous remarquons que la situation initiale contient les germes de l’élément perturbateur et de l’axe directeur de l’ouvrage, à savoir la quête du bien-être. En effet, l’incipit met en scène une situation d’insatisfaction. D’une part, les deux personnages – Alice et sa soeur – sont en opposition : alors que la première s’ennuie, la seconde lit. Cette opposition d’activité et d’état est mise en valeur par l’emploi de la conjonction de coordination « mais » à sens d’opposition (l. 3) et par les diverses négations : « n’avoir rien à faire » (l. 2) et l’épiphore « ni images ni conversations » (l. 3 et 4). Ainsi, les personnages incarnent une opposition entre le monde de l’enfance et le monde adulte. D’autre part, le thème développé par Carroll dans ce passage est l’ennui d’Alice. Ce sentiment, lié à l’insatisfaction, est perceptible dans l’adjectif « lasse », lui-même renforcé par l’adverbe modalisateur de discours « très » (l. 1). Par ailleurs, nous observons que le seul verbe d’action dont Alice est sujet – en l’occurrence par la reprise pronominale « elle » – est celui de l’expression « avait jeté un coup d’œil » (l. 2) qui dénote l’idée de la distraction et du manque d’intérêt. Enfin, l’ennui est également exprimé par la valeur durative de l’imparfait de l’indicatif, temps dominant du passage. Afin d’amorcer l’initiation, l’auteur adopte une démarche ludique. Celle-ci est évidemment basée sur le monde de l’enfance, et plus précisément sur les centres d’intérêt infantiles (lire un livre avec images, « tresser une guirlande de pâquerettes », l. 6-7) mais aussi sur la complicité qu’instaure le narrateur avec le lecteur au moyen de ses intrusions, par exemple la grande parenthèse de la première phrase du deuxième paragraphe.

L’aspect plaisant du récit tient également de la conjonction du merveilleux, de l’étrange et du fantastique. Le merveilleux réside avant tout dans l’arrivée du Lapin. Cet élément perturbateur est basé, telles les Fables de La Fontaine, sur le changement de règne – nous passons du règne humain au règne animal – et sur une conception anthropomorphique de ce monde au moyen, ici, de la personnification du Lapin. En outre, la situation est étrange. Effectivement, l’invraisemblable ne réside pas là où l’on pourrait s’y attendre : bien plus que la situation elle-même, c’est la réaction d’Alice, qui ne relève pas l’invraisemblance de la situation, qui est la marque de l’étrangeté. L’attitude de l’héroïne est d’autant moins rationnelle que le narrateur fait remarquer qu’elle avait deux possibilités de s’étonner ainsi que l’exprime la négation « non plus » (l. 10) et la construction parallèle verbe entouré de négation + adverbe modifiant l’adjectif qui le suit (l. 10-11) : « n’avait rien de particulièrement remarquable », « ne trouva pas [...] tellement bizarre ». Enfin, et là se trouve le tour de force de Carroll, au merveilleux et à l’étrange, s’ajoute une empreinte au fantastique car le lecteur est incapable de déterminer si le récit relate la réalité ou non. Autrement dit, grâce au silence sur ce qui amène l’élément perturbateur, à savoir l’endormissement de l’héroïne, il y a comme un effacement de la frontière qui sépare réalité et fiction.

Le choix du récit en prose sur un mode plaisant est, comme pour tout conte, à visée apologétique. En premier lieu, il faut noter que le conte est prospectif, c’est-à-dire orienté vers l’avenir. En effet, l’invitation à voyager au pays des merveilles est une invitation à voyager dans le pays de l’enfance. Or, ce monde apparaît chez Carroll comme celui de la non communication comme le montre l’emploi répété des verbes de parole ou de pensée à la voix pronominale : « se disait » (l. 3), « se demandait » (l. 4), « s’ [...]étonner » (l. 13), « se demander » (l. 20). L’enfant est celui qui, avant tout, communique avec lui-même et de ce fait n’établit pas de communication avec le monde adulte. Par conséquent, Alice au pays des merveilles apparaît comme une initiation permettant le passage de l’enfance à l’âge adulte. Cette transformation est rendue possible par l’action, source d’acquisition d’un savoir pratique et non plus seulement théorique, ce dernier s’avérant insuffisant comme le prouve l’utilisation faite par Alice des noms « latitude » et « longitude » (fin de l’extrait) tout en ignorant leur sens. Là encore, c’est le langage qui illustre la distinction entre théorie et pratique : Alice scinde en deux les composants du signe linguistique, à savoir le signifiant et le signifié, alors que ceux-ci sont liés. Aussi étrange que cela puisse paraître, c’est par l’immersion dans l’irrationnel et l’irréel que l’héroïne va pouvoir accéder à la réalité. Par conséquent, le récit de formation est tout didactique et, sous son aspect plaisant et ludique, il est un apologue dont l’enseignement est l’invitation à grandir.