mardi 17 novembre 2009

Première partie d'un commentaire du chapitre 1 d'Alice au pays des merveilles (Lewis Carroll)

D’emblée, nous remarquons que la situation initiale contient les germes de l’élément perturbateur et de l’axe directeur de l’ouvrage, à savoir la quête du bien-être. En effet, l’incipit met en scène une situation d’insatisfaction. D’une part, les deux personnages – Alice et sa soeur – sont en opposition : alors que la première s’ennuie, la seconde lit. Cette opposition d’activité et d’état est mise en valeur par l’emploi de la conjonction de coordination « mais » à sens d’opposition (l. 3) et par les diverses négations : « n’avoir rien à faire » (l. 2) et l’épiphore « ni images ni conversations » (l. 3 et 4). Ainsi, les personnages incarnent une opposition entre le monde de l’enfance et le monde adulte. D’autre part, le thème développé par Carroll dans ce passage est l’ennui d’Alice. Ce sentiment, lié à l’insatisfaction, est perceptible dans l’adjectif « lasse », lui-même renforcé par l’adverbe modalisateur de discours « très » (l. 1). Par ailleurs, nous observons que le seul verbe d’action dont Alice est sujet – en l’occurrence par la reprise pronominale « elle » – est celui de l’expression « avait jeté un coup d’œil » (l. 2) qui dénote l’idée de la distraction et du manque d’intérêt. Enfin, l’ennui est également exprimé par la valeur durative de l’imparfait de l’indicatif, temps dominant du passage. Afin d’amorcer l’initiation, l’auteur adopte une démarche ludique. Celle-ci est évidemment basée sur le monde de l’enfance, et plus précisément sur les centres d’intérêt infantiles (lire un livre avec images, « tresser une guirlande de pâquerettes », l. 6-7) mais aussi sur la complicité qu’instaure le narrateur avec le lecteur au moyen de ses intrusions, par exemple la grande parenthèse de la première phrase du deuxième paragraphe.

L’aspect plaisant du récit tient également de la conjonction du merveilleux, de l’étrange et du fantastique. Le merveilleux réside avant tout dans l’arrivée du Lapin. Cet élément perturbateur est basé, telles les Fables de La Fontaine, sur le changement de règne – nous passons du règne humain au règne animal – et sur une conception anthropomorphique de ce monde au moyen, ici, de la personnification du Lapin. En outre, la situation est étrange. Effectivement, l’invraisemblable ne réside pas là où l’on pourrait s’y attendre : bien plus que la situation elle-même, c’est la réaction d’Alice, qui ne relève pas l’invraisemblance de la situation, qui est la marque de l’étrangeté. L’attitude de l’héroïne est d’autant moins rationnelle que le narrateur fait remarquer qu’elle avait deux possibilités de s’étonner ainsi que l’exprime la négation « non plus » (l. 10) et la construction parallèle verbe entouré de négation + adverbe modifiant l’adjectif qui le suit (l. 10-11) : « n’avait rien de particulièrement remarquable », « ne trouva pas [...] tellement bizarre ». Enfin, et là se trouve le tour de force de Carroll, au merveilleux et à l’étrange, s’ajoute une empreinte au fantastique car le lecteur est incapable de déterminer si le récit relate la réalité ou non. Autrement dit, grâce au silence sur ce qui amène l’élément perturbateur, à savoir l’endormissement de l’héroïne, il y a comme un effacement de la frontière qui sépare réalité et fiction.

Le choix du récit en prose sur un mode plaisant est, comme pour tout conte, à visée apologétique. En premier lieu, il faut noter que le conte est prospectif, c’est-à-dire orienté vers l’avenir. En effet, l’invitation à voyager au pays des merveilles est une invitation à voyager dans le pays de l’enfance. Or, ce monde apparaît chez Carroll comme celui de la non communication comme le montre l’emploi répété des verbes de parole ou de pensée à la voix pronominale : « se disait » (l. 3), « se demandait » (l. 4), « s’ [...]étonner » (l. 13), « se demander » (l. 20). L’enfant est celui qui, avant tout, communique avec lui-même et de ce fait n’établit pas de communication avec le monde adulte. Par conséquent, Alice au pays des merveilles apparaît comme une initiation permettant le passage de l’enfance à l’âge adulte. Cette transformation est rendue possible par l’action, source d’acquisition d’un savoir pratique et non plus seulement théorique, ce dernier s’avérant insuffisant comme le prouve l’utilisation faite par Alice des noms « latitude » et « longitude » (fin de l’extrait) tout en ignorant leur sens. Là encore, c’est le langage qui illustre la distinction entre théorie et pratique : Alice scinde en deux les composants du signe linguistique, à savoir le signifiant et le signifié, alors que ceux-ci sont liés. Aussi étrange que cela puisse paraître, c’est par l’immersion dans l’irrationnel et l’irréel que l’héroïne va pouvoir accéder à la réalité. Par conséquent, le récit de formation est tout didactique et, sous son aspect plaisant et ludique, il est un apologue dont l’enseignement est l’invitation à grandir.

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