mardi 17 novembre 2009

Sujet de philosophie : Le souci de soi a-t-il une signification morale ?

Le souci de soi apparaît communément comme une forme non avouée de l’égoïsme, un repli sur son individualité vécue intimement, par opposition au monde intersubjectif et au rapport à autrui. A l’inverse, la morale incarne le mode d’action communautaire, l’engagement civil et normé avec autrui. Dans cette optique, la signification pour la morale du souci de soi, c’est ce qui n’est justement pas la morale, et ce, par différence d’objet. Il semble même que l’effacement de soi constitue une clé de la morale : on est d’autant plus moral que l’on fait don de soi, et non que l’on se soucie de soi. N’y aurait-il pourtant pas ici un abus qui risquerait de verser dans l’excès inverse ? A soutenir que le souci de soi est, sinon immoral, du moins amoral, ne tiendrait-on pas à magnifier hypocritement la morale en en faisant le mode de l’oubli de soi au profit du souci de l’autre ? Car il y a à gagner, pour un « honnête homme », à faire croire qu’il ne pense pas à lui mais toujours au bien d’autrui… Autrement dit, n’y a-t-il pas dans la condamnation du souci de soi par le sens commun moral une hypocrisie, et ne le condamnerait-on pas pour s’en prémunir ?

Partons de la morale déontologique kantienne, puisque cette dernière tente de poser la base de la morale en tant que principe universel, c’est-à-dire d’une norme qui, par définition, récuse toute singularité et donc toute approche eudémonique qui voudrait que la finalité de la morale soit le bonheur, entendu comme un état éprouvé individuellement. Pour ce faire, il distingue et oppose, dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, les actions conformes au devoir et celles effectuées par devoir. Les premières, bien que conformes au devoir, ne peuvent être considérées comme véritablement morales en ce sens que leur conformité à la morale est pur hasard, contingence. En réalité, leurs fondements sont les inclinations de l’homme, autrement dit ses tendances sensibles et, quand bien même elles apparaissent morales vues de l’extérieur, ce qui les sous-tend est un principe égoïste. Que les conditions changent, et l’action peut ne pas avoir lieu ou pire, devenir immorale. En revanche, les secondes trouvent leur principe dans la bonne volonté, c’est-à-dire dans une intention pure, détachée de toute expérience sensible. Cette bonne volonté impose l’acte moral qui apparaît de fait comme nécessité. Ainsi, la moralité d’une action relève-t-elle non de l’action elle-même, encore moins de son résultat, mais de ses modalités de réalisation.
Qu’en est-il du souci de soi dans une telle conception ? D’une part, si l’action commandée par des motifs d’intérêts personnels est conforme au devoir, tout au mieux pourra-t-on dire que le souci de soi est en dehors du champ de la morale. D’autre part, si cette même action n’est pas conforme au devoir, elle devient contraire à la morale. En tout état de cause, il apparaît que le souci de soi appartient à la sphère du non moral, c’est-à-dire qu’il est caractérisé négativement par rapport à la morale positive. En d’autres termes, le souci de soi est le pendant négatif du souci de l’autre, ce qu’indique Kant lorsqu’il affirme que celui qui, bien qu’il soit dans un chagrin tel qu’il l’empêche d’éprouver de la compassion pour autrui, fait, par devoir, un effort d’abnégation, d’oubli de soi, pour alléger le malheur d’autrui, effectue un véritable acte moral. Dès lors, le souci de soi acquiert une signification morale : il devient l’écueil à éviter, le point à supprimer, la morale étant non pas un rapport de soi à soi, mais bien un rapport à l’autre, et en ce sens un souci de l’autre.
Ceci étant dit, comment est-il possible que le souci de soi, entendu comme ce qui confère à l’action sa position par rapport à la moralité, puisse-t-il être aussi bien amoral, c’est-à-dire détaché de la morale, qu’immoral, c’est-à-dire entretenir avec la moralité un lien d’opposition ? Ce double statut paradoxal n’est envisageable que si le souci de soi et le souci de l’autre sont tous deux objectivés, plaçant ainsi le rapport de soi à soi et celui de soi à l’autre en opposition. Or, il existe un terme commun entre ces deux rapports, et ce rapport est soi, c’est-à-dire le sujet par lequel le rapport à l’autre, et partant l’acte moral, est possible. Il apparaît alors que la position kantienne confère au souci de soi la signification morale du point dont il faut se démettre parce qu’elle l’envisage de l’extérieur. N’y a-t-il pas oubli de l’incarnation morale dans cette théorie en ce sens que c’est bien moi qui suis à l’origine de la morale, sa source, en tant que celle-ci se base sur l’entendement et plus exactement la connaissance des principes moraux, et sur l’application de ces principes ? Vu de cette manière, à savoir de l’intérieur, l’injonction morale passe par un biais inattendu, celui d’un certain rapport avec moi-même, et le champ moral implique tout à la fois un rapport avec soi-même et avec l’autre.

Dès lors, surgit l’interrogation suivante : de quelle manière souci de soi et souci de l’autre sont-ils liés ? Si l’on accepte la théorie que Sartre développe dans L’existentialisme est un humanisme selon laquelle « l’homme n’est rien d’autre que son projet, […] il n’est donc rien d’autre que l’ensemble de ses actes », c’est-à-dire la double idée que l’essence est une construction en perpétuel devenir d’une part, et que l’homme est irréductiblement ce qu’il fait d’autre part, on comprend alors que l’homme est responsable de lui-même et de chacune de ses actions du fait de sa liberté. En d’autres termes, derrière chaque acte, il y a un choix, et donc une responsabilité. Ceci dit, cet engagement n’est pas purement individuel. « En effet, il n’est pas un de nos actes qui, en créant l’homme que nous voulons être, ne crée en même temps une image de l’homme tel que nous estimons qu’il doit être. » En conséquence, le souci de soi implique le souci de l’autre dans un rapport d’égalité mathématique, mieux, dans un rapport de causalité dont la conséquence serait simultanée à la cause : je me crée en choisissant librement tel acte plutôt que tel autre, et donc, dans le même temps, je crée l’homme. Par ailleurs, remarquons que dans cette conception, le souci de soi n’apparaît plus comme un sentiment ou une inclination à la base d’une action comme c’est le cas chez Kant, mais comme acte.
Il semble alors qu’il faut considérer le souci de soi comme le fondement même de la morale. En quel sens peut-on lui accorder cette signification ? C’est dans l’enseignement socratique que nous trouvons la réponse à cette question. En effet, la devise socratique « Connais-toi toi-même » propose à l’homme de s’étudier dans sa finitude et de poser ainsi ses limites. D’autre part, comme l’indique Edouard Duruelle dans Métamorphoses du sujet : l’éthique philosophique de Socrate à Foucault, cette idée trouve une autre formulation dans le « Soucie-toi de toi-même ». Mais qu’on ne s’y méprenne guère : ni l’une ni l’autre de ces formules ne sont un appel à l’égoïsme ou au repli sur soi. L’ensemble de l’Apologie de Socrate énonce clairement que le souci de soi est indissociable du souci politique de la Cité. Dès lors, le soin de soi-même est l’acte de réflexion par lequel le sujet s’examine dans le but de s’améliorer et de devenir moralement meilleur. Et ce mouvement de réflexion trouve son accomplissement dans un mouvement de projection en dehors de soi, vers l’autre, la Cité, le monde, dans un souci de l’intérêt de l’autre et plus globalement de l’intérêt général.
Mais n’y a-t-il pas là un risque de tomber hors de la morale pour demeurer dans l’éthique ? En effet, de par sa dimension descriptive et analytique des mœurs, l’éthique s’attache à trouver la causalité finale de ces dernières de manière à la réaliser au mieux. Dans le cas de la conception socratique, il s’agit de s’améliorer individuellement dans le but d’être un bon citoyen. Une telle conception prend place dans un système téléologique dont on pourrait dire que le but final est, grosso modo, l’avènement du bien comme accomplissement des mœurs. Or, la morale est quant à elle déontologique et normative : elle cherche un idéal régulateur, celui du moralement bon – et non celui du pratiquement ou pragmatiquement bien – qui doit être la visée de toute action. Que les conceptions éthiques, traditionnellement rattachées au matérialisme, aient donné naissance à l’utilitarisme par exemple, est une preuve flagrante du glissement possible hors du champ de la morale de systèmes sous-tendus par une conception basée sur l’idée d’une finalité. Comment, dans ces conditions, réhabiliter une signification morale au souci de soi ?

Foucault nous propose une réponse dans L’usage des plaisirs, deuxième tome de l’Histoire de la sexualité : « Une action, pour être dite morale, ne doit pas se réduire à un acte ou à une série d’actes conformes à une règle, une loi ou une valeur. Toute action morale, c’est vrai, comporte un rapport au réel où elle s’effectue et un rapport au code auquel elle se réfère ; mais elle implique aussi un certain rapport à soi ; celui-ci n’est pas simplement conscience de soi, mais constitution de soi comme sujet moral, dans laquelle l’individu circonscrit la part de lui-même qui constitue l’objet de cette pratique morale, définit sa position par rapport au précepte qu’il suit, se fixe un certain mode d’être qui vaudra comme accomplissement moral ; et, pour ce faire, il agit sur lui-même, entreprend de se connaître, se contrôle, s’éprouve, se perfectionne, se transforme. » A partir de la reprise de l’idée kantienne selon laquelle la moralité d’une action n’est pas déterminée par l’action elle-même et de la conception socratique qui introduit le rapport à soi comme fondement de la morale, Foucault effectue un dépassement dialectique de l’opposition morale / éthique par l’introduction du concept de sujet moral. Que faut-il entendre par là ?
En réalité, l’intérêt de ce point de vue ne réside pas dans la notion de sujet moral à proprement parler, mais dans l’idée que celui-ci se constitue. Ce faisant, Foucault dépasse la conception socratique du « Connais-toi toi-même » dans laquelle la prise de conscience de soi, de ses limites, et partant la transformation et l’amélioration morale du sujet procèdent à partir d’un matériel préexistant déjà formé qu’il s’agit de remodeler, certes en l’épurant ou en lui ajoutant des éléments nouveaux, pour considérer que la moralité du sujet et son amélioration sont respectivement une instance et une activité en perpétuel devenir. Le résultat est certes le même dans les deux cas, c’est-à-dire la transformation du sujet en vue de son amélioration morale ; mais le chemin qui permet d’y arriver est notablement différent puisque chez Foucault, le matériel de départ est pour ainsi dire vierge, et qu’il s’agit de construire au fur et à mesure la moralité du sujet et non plus, comme chez Socrate, de modifier l’être. Rejoignant ainsi la conception sartrienne d’une essence en perpétuelle formation, nous pouvons dès lors conclure que c’est dans l’épreuve de soi que se forme et que peut se former le sujet moral.
Explicitons davantage la position de Foucault, et plus particulièrement la fin de la citation. C’est au terme d’un combat avec soi-même, c’est-à-dire par l’adoption d’une attitude polémique avec soi-même, que l’on peut agir comme un être rationnel. Ainsi, prendre soin de soi consiste non seulement à prendre la mesure de ce dont on est capable, mais aussi à discriminer et à sélectionner, bref, à contrôler les représentations afin d’en faire un usage approprié. De fait, la synthèse opérée par Foucault s’effectue-t-elle en réfutant non seulement la conception kantienne d’une moralité comme extérieure au sujet singulier, mais également le fondement de la morale dans la raison pure en tant qu’impératif catégorique. Au contraire, la morale trouve son fondement dans le souci de soi en tant qu’expérience de problématisation de soi vécue de soi à soi. Et partant, la frontière entre éthique et morale s’estompe et il apparaît que c’est par l’éthique que le sujet accède à la morale.

Au total, il semble qu’il faille prendre en compte les rapports de la morale et du souci de soi au sérieux, et non pas comme un simple rejet univoque dans un sens ou dans l’autre. Si en effet le souci de soi implique une attention à soi, il ne s’ensuit pas que celle-ci relève de l’égoïsme, comme un jugement moral hâtif pourrait nous le laisser croire. Au contraire, il y a dans cette notion l’idée d’une attention à soi qui contredit précisément une position trop prompte à la rejeter au nom d’impératifs prétendument moraux : en place d’être le rebut de la saine morale, il tend à être lucidité qui permet de débrouiller les intrigues illusoires pour revenir à une immédiateté morale plus franche et sincère, que la sagesse des nations résume dans la maxime « Charité bien ordonnée commence par soi-même ». Le souci de soi est donc acte de transformation du sujet, mieux, sa constitution en tant que sujet moral, ce qui permet justement la morale appréhendée tant du point de vue déontologique – l’intention est l’amélioration morale – que téléologique, le résultat étant l’action morale du sujet dans son rapport à autrui et au monde.

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